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TF (VD) 31.07.2024
discrimination salariale

sujet

Fonction publique. Comparaison entre une profession typiquement féminine et une profession mixte. Discrimination salariale admise.

LEg

art 3, art 5, art 6

procédure

09.06.2020 Échec de la procédure de conciliation, autorisation de procéder 15.02.2022 Jugement du Tribunal de prud’hommes de l’administration cantonale 20.07.2023 Arrêt de la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal (HC/2023/447) 31.07.2024 Arrêt du Tribunal fédéral, 1re Cour de droit public (1C_471/2023)

résumé

Un changement de politique salariale à l’Etat de Vaud entraîne une discrimination salariale entre le personnel enseignant la branche « Informatique, Communication et Administration » (ICA) (profession typiquement féminine) et celui enseignant la culture générale (profession mixte) dans les écoles professionnelles. Une enseignante et un syndicat agissent en justice pour faire reconnaître cette discrimination. Le Tribunal cantonal puis le Tribunal fédéral jugent la discrimination vraisemblable. L’Etat de Vaud ne parvient pas à prouver que la différence de traitement repose sur des motifs objectifs.

en fait

Depuis août 2008, T. enseigne la branche « Informatique, Communication et Administration » (ICA) au sein d’une école professionnelle du canton de Vaud.

Le 1er décembre 2008, l’Etat de Vaud met en œuvre sa nouvelle politique salariale. A cette occasion, T. est colloquée dans la chaîne 144, niveau 10B, avec effet au 1er décembre 2008.

L’entrée en vigueur du nouveau système provoque des litiges. Ainsi, plusieurs membres du personnel enseignant contestent leur classification salariale devant le Tribunal de prud’hommes de l’administration cantonale (TRIPAC). Parmi ces personnes se trouvent C., enseignant de culture générale, ainsi que D., enseignante en ICA (à l’instar de T.).

L’enseignant de culture générale C. conclut en 2010 avec l’Etat de Vaud une convention lui permettant d’être colloqué en chaîne 145, niveau 11, comme maître d’enseignement post-obligatoire, avec effet rétroactif au 1er décembre 2008. Dès le 1er août 2009, il est « colloqué en chaîne 145, niveau 12, en application du mécanisme dit du cliquet, qui permet aux employés remplissant certaines conditions d’être promus d’un niveau ».

A la suite de cette transaction, l’Etat de Vaud décide en 2011 de revaloriser l’activité d’enseignant de culture générale dans son ensemble, avec effet rétroactif au 1er décembre 2008 (date de l’entrée en vigueur de la nouvelle politique salariale).

S’agissant du procès opposant l’enseignante D. à l’Etat de Vaud, le TRIPAC retient que l’ICA est une branche de culture générale, dont l’enseignement doit être colloqué dans la même chaîne que d’autres branches dites générales en école professionnelle, soit en chaîne 145 (au lieu de 144 jusqu’alors) dès le 1er janvier 2012, date de l’entrée en vigueur d’une ordonnance du SEFRI consacrant une telle équivalence. Le jugement du TRIPAC est confirmé par le Tribunal cantonal le 7 février 2019.

L’Etat de Vaud décide d’appliquer cette jurisprudence à l’ensemble des personnes enseignant la branche ICA dans les écoles professionnelles, dont T., avec effet au 1er mai 2019.

La situation du personnel enseignant ICA ayant introduit une action judiciaire précédemment est réservée. Pour ces personnes, dont T. ne fait pas partie, la nouvelle classification salariale s’applique avec effet rétroactif dès la date susmentionnée du 1er janvier 2012.

Ainsi, T. est informée qu’elle bénéficiera d’une collocation au niveau 11A de la chaîne 145 dès le 1er mai 2019, puis, en vertu du mécanisme du « cliquet », au niveau 12A de la chaîne 145 dès le 1er août 2019.

Avec le Syndicat Vaudois des Maîtres.esses de l’Enseignement Professionnel, T. conteste cette décision devant le TRIPAC puis devant le Tribunal cantonal. Alors que les premiers juges rejettent la demande de T., le Tribunal de deuxième instance lui donne en partie raison.

Dans un arrêt du 20 juillet 2023, le Tribunal cantonal estime que T. et le syndicat ont rendu vraisemblable l’existence d’une discrimination salariale à raison du sexe. En effet, se fondant sur une expertise ordonnée lors du procès intenté par l’enseignante D., le Tribunal retient que l’enseignement de la branche ICA dans les écoles professionnelles constitue une « profession typiquement féminine », contrairement à l’enseignement de culture générale, qui représente une « profession mixte ». Le Tribunal relève que les enseignants de culture générale ont bénéficié d’une reclassification en chaîne 145 avec effet rétroactif au 1er décembre 2008 (date de la bascule dans le nouveau système). A l’inverse, la reclassification des enseignants ICA n’a pris effet qu’au 1er mai 2019 pour une partie d’entre eux.

L’instance cantonale considère que l’octroi automatique d’un effet rétroactif pour l’ensemble des enseignants de culture générale, à l’inverse des enseignants ICA, suffit à rendre vraisemblable l’existence d’une discrimination contraire à l’art. 3 LEg. Or, l’Etat de Vaud n’a pas apporté la preuve que cette différence de traitement repose sur des facteurs objectifs (c. 3.3, arrêt TF).

Selon le Tribunal, la revalorisation salariale notifiée à T. doit s’appliquer non pas dès le 1er mai 2019 mais dès le 1er janvier 2012, date de l’entrée en vigueur de l’ordonnance SEFRI, (respectivement dès le 1er janvier 2014 vu les conclusions formulées par T.). Le Tribunal rejette néanmoins les prétentions salariales de T. (CHF 83’213.-), cette dernière n’ayant pas fourni les documents suffisants pour calculer le montant des arriérés dus sur la base de l’art. 5 al. 1 let. d LEg.

L’Etat de Vaud forme un recours de droit public contre cet arrêt.

en droit

L’Etat de Vaud se plaint tout d’abord d’une constatation inexacte des faits. Le Tribunal fédéral considère cependant que le recourant n’a pas démontré en quoi l’autorité précédente aurait fait preuve d’arbitraire dans l’établissement des faits et juge le grief irrecevable (c. 2).

« Le recourant se plaint ensuite d’une violation de l’art. 3 LEg. Il reproche en premier lieu à l’autorité précédente d’avoir retenu que les intimés avaient rendu vraisemblable une discrimination fondée sur l’art. 3 LEg. Il considère également que, même à supposer que la LEg soit applicable au cas d’espèce, il aurait apporté la preuve de l’inexistence de ladite discrimination » (c. 3).

« En l’espèce, il ressort des faits retenus par l’autorité précédente, et non valablement contestés par le recourant, que l’adaptation de la collocation de l’ensemble des enseignants de culture générale, profession mixte, en chaîne 145 l’avait été avec effet rétroactif au 1er décembre 2008, soit au jour de la bascule dans le nouveau système salarial. À l’inverse, la collocation des enseignants d’ICA, profession typiquement féminine, en chaîne 145 n’avait été adaptée rétroactivement qu’au 1er mai 2019, à l’exception des enseignants ayant ouvert action. Cette différence de traitement constitue un indice suffisant pour rendre vraisemblable l’existence d’une discrimination indirecte fondée sur le sexe » (c. 3.4.1). 

Conformément au mécanisme prévu à l’art. 6 LEg, il sied « par conséquent d’examiner si le recourant est parvenu à apporter la preuve stricte que la différence de traitement repose sur des motifs objectifs » (c. 3.4.2).

A cet égard, le Tribunal fédéral relève que « si le raisonnement du recourant permet de comprendre sur la base de considérations objectives pourquoi l’effet rétroactif remonte au 1er décembre 2008 s’agissant des enseignants de culture générale et au 1er janvier 2012 s’agissant des enseignants d’ICA, il n’avance aucun motif objectif permettant de refuser un traitement rétroactif entre 2012 et 2019 aux enseignants d’ICA n’ayant pas ouvert action. On peine en effet à comprendre en quoi l’entrée en vigueur de l’ordonnance SEFRI suffirait, à elle seule, pour qualifier l’ICA de branche de culture générale dès le 1er janvier 2012 pour les enseignants ayant ouvert action, mais que tel ne serait pas le cas pour les enseignants n’ayant pas ouvert action, qui devraient alors attendre qu’une jurisprudence de principe valide ce changement de qualification. Dans ces circonstances, le recourant n’a pas établi que la différence de traitement dénoncée par les intimés était fondée sur des motifs objectifs. Son grief doit être rejeté » (c. 3.4.2).

La différence de traitement entre les enseignants de culture générale et les enseignants d’ICA constitue bien une discrimination contraire à l’art. 3 LEg (c. 5).

Par conséquent, le recours de l’Etat de Vaud est rejeté.

« Les frais judiciaires, arrêtés à 1’000 fr., sont mis à la charge du recourant, qui agit, en tant qu’employeur, pour la défense générale de ses intérêts patrimoniaux (art. 66 al. 1 et 3 LTF). Les intimés, qui sont représentées par un avocat, ont droit à une indemnité de dépens de 1’500 fr., à la charge du recourant (art. 68 al. 1 et 2 LTF) » (c. 6).

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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