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TF (FR) 04.10.2022 et FR 06.03.2024
discrimination à l'embauche

sujet

Discrimination à l’embauche. Degré de preuve réduit à la vraisemblance prépondérante. Indemnité pour refus d’embauche discriminatoire. Propos sexistes.

LEg

art 3, art 5, art 6, art 13

procédure

26.03.2020 Décision de la direction des institutions, de l’agriculture et des forêts (DIAF) 19.10.2020 Avis de la Commission de conciliation en matière d’égalité (CCMES) 24.09.2021 Arrêt de la 1re Cour administrative du Tribunal cantonal (601 2020 88) 04.10.2022 Arrêt du Tribunal fédéral, 1re Cour de droit social (8C_719/2021) 06.03.2024 Arrêt de la 1re Cour administrative du Tribunal cantonal (601 2022 126)

résumé

Une travailleuse postule à six reprises pour un emploi de garde-faune dans le canton de Fribourg, sans succès. Le Tribunal cantonal estime qu’une discrimination à raison du sexe n’a pas été prouvée. Le Tribunal fédéral rappelle qu’une discrimination à l’embauche peut être admise sur la base d’un faisceau d’indices convergents (vraisemblance prépondérante) et considère que la cour cantonale a établi les faits et apprécié les preuves de manière arbitraire. En particulier, la cour cantonale aurait dû discuter l’avis de la Commission cantonale de conciliation en matière d’égalité (CCMES) constatant plusieurs indices de discrimination. La cause est renvoyée à l’instance cantonale.

Au terme d’un second examen, le Tribunal cantonal admet, sur la base d’indices convergents, une discrimination à l’embauche fondée sur le genre. Il alloue à la travailleuse concernée une indemnité correspondant à deux mois du traitement brut (treizième salaire compris) auquel cette dernière aurait eu droit, avec un intérêt moratoire de 5 % à partir du jour où les rapports de service auraient pu être effectifs. La cause est renvoyée à la direction compétente afin qu’elle chiffre le montant des deux mois d’indemnité dus sur la base des art. 5 al. 2 et 13 al. 2 LEg.

en fait

À six reprises, Mme T., secrétaire, a postulé sans succès pour un emploi de garde-faune dans le canton de Fribourg.

La première fois, en 2011, l’offre d’emploi avait été rédigée au masculin et un garde-faune avait averti T. qu’aucune femme ne serait engagée. Un second garde-faune lui avait indiqué que cette activité n’était pas faite pour une femme. Le chef du secteur pêche du Service des forêts et de la nature explique à T., lors du refus de sa candidature, que ses connaissances sont plutôt administratives et insuffisantes dans le domaine de la pêche.

En 2012, T. est devenue une chasseuse active et postule une deuxième fois pour un emploi de garde-faune. T. recourt contre le refus de sa candidature en invoquant une discrimination fondée sur le genre. Elle est reçue par la Conseillère d’Etat en charge du dossier, par le secrétaire général de la Direction des institutions, de l’agriculture et des forêts (DIAF) ainsi que par le chef de secteur susmentionné, qui présente ses excuses pour les propos tenus en 2011. Au sortir de cette séance, T. retire son recours afin de garder intactes ses chances de devenir un jour garde-faune.

Sa troisième postulation est rejetée en 2013 au motif que la candidate ne parle pas assez bien le français.

Par la suite, T. devient membre d’un groupe de travail chargé des travaux de révision de l’ordonnance sur la chasse. Elle est prise à partie par un garde-faune qui considère le groupe de travail incompétent et adresse à T. des commentaires sexistes. Le garde-faune participe au processus de sélection qui aboutira au rejet de la quatrième candidature présentée par cette dernière.

En 2019, T. fait acte de candidature pour la cinquième fois et apprend que les responsables du recrutement ont préféré une autre candidate, qui a finalement renoncé à occuper le poste de garde-faune.

Le 26 mars 2020, la DIAF confirme son refus d’engager T. en qualité de garde-faune. En mai 2020, cette dernière recourt contre cette décision auprès du Tribunal cantonal. Elle conclut au versement d’une indemnité pour discrimination à l’embauche d’un montant de CHF 13’890.-, correspondant à deux mois du salaire qui aurait été le sien si sa candidature avait été retenue.

Le 19 octobre 2020, la Commission cantonale de conciliation en matière d’égalité entre les sexes dans les rapports de travail (CCMES devenue CCEGAL) constate « qu’aucune femme n’avait été engagée à un poste de garde-faune, que la recourante avait été écartée à cinq reprises au profit de candidatures masculines, que l’intéressée possédait pourtant des connaissances étendues et que ses qualités professionnelles et personnelles étaient reconnues dans les milieux concernés, que l’autorité d’engagement n’avait pas motivé son refus d’embauche, que les postes décisionnels étaient occupés par des hommes, que les circonstances de la renonciation au poste » par l’autre femme candidate (moins d’expérimentée et sans lien direct avec le canton) n’étaient pas établies.

Au mois de mars 2021, T. informe le Tribunal cantonal de l’échec de sa sixième candidature pour un poste de garde-faune.

Dans un arrêt du 24 septembre 2021, le Tribunal cantonal arrive à la conclusion que T. n’a pas été écartée en raison de son genre mais du fait de son profil, sa participation au groupe de travail chargé de réviser l’ordonnance sur la chasse ayant été très mal perçue au sein du corps des gardes-faune. Le recours est rejeté.

La travailleuse porte son cas devant le Tribunal fédéral par la voie d’un recours en matière de droit public et d’un recours constitutionnel subsidiaire. Le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes (BFEG) propose d’admettre le recours en ce sens qu’une discrimination à l’embauche soit constatée.

en droit

1. Arrêt du Tribunal fédéral du 4 octobre 2022 (8C_719/2021)

Le Tribunal fédéral juge irrecevable le recours en matière de droit public au motif que l’indemnité demandée pour refus d’embauche discriminatoire (CHF 13’890.-) n’atteint pas la valeur litigieuse minimale de CHF 15’000.- (art. 85 al. 1 let. b LTF) (c. 1.1). En revanche, le recours constitutionnel subsidiaire est recevable (c. 1.2).

La discrimination à l’embauche à raison du sexe est interdite (art. 3 al. 1 et 2 LEg) et peut donner lieu au versement d’une indemnité correspondant à trois mois de salaire au maximum (art. 5 al. 2 et 4 LEg), notamment dans le cadre de rapports soumis au droit public (art. 13 al. 2 LEg) (c. 2.2).

En vertu de l’art. 8 CC, la personne qui allègue une discrimination à l’embauche doit établir qu’elle n’a pas été engagée en raison d’un motif discriminatoire. Il lui appartient de prouver l’existence du motif et son caractère causal dans la décision du refus d’embauche. L’allégement prévu à l’art. 6 LEg ne s’appliquant pas à ce type de discrimination, sa preuve peut s’avérer « excessivement difficile à rapporter » (c. 2.2.).

Des difficultés de preuve similaires caractérisent les procès pour congé abusif ou harcèlement, qu’il soit psychologique ou sexuel. Or, dans ces domaines, « la jurisprudence se contente le plus souvent d’indices convergents (vraisemblance prépondérante) » (c. 2.3).

« Ainsi, au vu de la difficulté – voire de l’impossibilité dans la plupart des cas – d’apporter une preuve stricte de la discrimination à l’embauche, il faut admettre que le juge puisse se satisfaire d’une preuve fondée sur une vraisemblance prépondérante (arrêt 8C_821/2016 du 26 janvier 2018 consid. 3.3). Le contenu de l’offre d’emploi, la motivation écrite du refus d’embauche, un comportement contradictoire de l’employeur peuvent constituer autant d’indices pertinents […] » (c. 2.4).

À juste titre, la recourante reproche à la cour cantonale d’avoir retenu, sur la base d’un unique témoignage intervenu en cours d’audience, que son non-engagement était principalement lié à sa participation au groupe de travail chargé de la révision de l’ordonnance sur la chasse. Une telle affirmation n’apparaît pas convaincante eu égard aux autres déclarations du même témoin ayant indiqué, d’une part, que tous les membres du groupe de travail avaient été critiqués (et pas seulement la recourante) et, d’autre part, qu’un emploi à plein temps avec des horaires irréguliers n’était pas optimal pour les femmes ou pour la vie de famille en général. Le Tribunal fédéral estime que de tels propos reposent « sur une conception traditionnelle des rôles féminin et masculin » et revêtent un caractère « sexiste ». « Au demeurant, un refus d’embauche est présumé discriminatoire lorsqu’il est motivé par la situation familiale – concrète ou présumée – de la personne candidate » (c. 4.2.1).

Au regard de l’ensemble des témoignages, la participation de la recourante au groupe de travail susmentionné ne saurait être considérée comme une raison objective de son non-engagement et apparaît plutôt comme « un atout sur le plan professionnel. Indépendamment de son profil, c’est bel et bien l’intégration d’une femme dans le corps des gardes-faune composé exclusivement d’hommes qui semblait poser un problème » (c. 4.2.3).

Le fait que la candidature d’une autre femme ait été retenue en 2019 ne suffit pas pour nier l’existence d’une discrimination à raison du sexe. En l’espèce, un « choix alibi » ne pouvait être exclu (c. 4.3).

De plus, en faisant abstraction des indices de discrimination à l’embauche constatés par la CCMES, « dont le rapport constitue incontestablement un moyen de preuve pertinent dans un litige » relatif à une telle discrimination, « la cour cantonale a procédé à un établissement des faits qui peut être qualifié d’arbitraire » (c. 4.4).

« La cause doit ainsi être renvoyée à la Cour administrative du Tribunal cantonal pour qu’elle établisse les faits et apprécie les preuves dans le respect de l’art. 9 Cst. » (c. 4.5).

Les frais judiciaires, arrêtés à CHF 1’000.-, sont mis à charge de la DIAF. Cette dernière versera à la candidate écartée, qui obtient gain de cause, CHF 2’800.- au titre de dépens pour la procédure devant le Tribunal fédéral (c. 5.2).

2. Arrêt du Tribunal cantonal du 6 mars 2024

Eu égard à l’arrêt de renvoi, le Tribunal cantonal commence par souligner qu’en matière de discrimination à l’embauche le degré de preuve applicable est celui de la vraisemblance prépondérante (c. 2.3).

Il y a discrimination à l’embauche au sens de l’art. 3 LEg lorsqu’une personne candidate à un poste n’est pas engagée en raison de son sexe. Le refus d’embauche n’est pas discriminatoire s’il repose sur des motifs justificatifs. De tels motifs, dont la preuve incombe à la partie employeuse, peuvent être liés au caractère et à la sympathie que la personne candidate inspire aux responsables du recrutement (c. 2.2).

« A ce propos, s’il est incontestable que l’intéressée était, dès l’échec de sa première postulation en 2011, en droit d’effectuer les démarches qu’elle estimait idoines, en prévenant à plusieurs reprises le BEF, en s’opposant formellement à son deuxième refus d’embauche ou en encourageant l’intervention de la presse ou de députés, il ne peut pas être ignoré que dite attitude a pu susciter une certaine antipathie à son encontre et que celle-ci a pu, malgré l’écoulement du temps, avoir des répercussions sur le sort réservé à sa candidature encore en 2019. A cela s’ajoute que, dans le contexte politique tendu dans lequel le Conseil d’Etat avait déjà été interpellé à intervalles réguliers par le Grand Conseil au sujet du [Service des forêts et de la nature], le fait pour la recourante d’avoir impliqué personnellement et à plusieurs reprises la Conseillère d’Etat [en charge], en lui remettant notamment copie de ses postulations avant même que l’autorité d’engagement n’ait pu se prononcer, a pu engendrer une prévention supplémentaire à son encontre » (c. 5.1).

Le Tribunal cantonal relève cependant que les différentes actions menées par la travailleuse afin de comprendre ou remettre en question les divers refus qui lui ont été signifiés étaient compréhensibles, voire légitimes, compte tenu du « climat délétère et machiste » qui régnait dans le secteur responsable du recrutement des garde-faunes (c. 6.2). A cet égard, le Tribunal relève que les gardes-faunes en poste possèdent un réel pouvoir décisionnel dans le cadre de la sélection des nouvelles recrues et que plusieurs d’entre eux ont tenu des propos sexistes à l’encontre de la candidate. En particulier le garde-faune E., qui avait proposé à T. du « covoiturage à condition qu’elle s’installe dans le panier à gibier mort à l’arrière de la voiture » et lui avait dit « être content de ne pas avoir à prendre une femme comme elle à la maison », a joué au moins à trois reprises un rôle central dans les refus d’embauche notifiés à la travailleuse (c. 5.2 et 6.1).

Parmi les autres indices en faveur d’une discrimination, le Tribunal cantonal retient – à l’instar de la CCEGAL – qu’en 2019, au moment de la postulation litigieuse, aucune femme n’avait jamais assumé dans le canton de Fribourg la fonction de garde-faune, typiquement masculine. Malgré sa grande qualité, le dossier de la candidate n’a même pas passé la première sélection en 2019. En outre, il sied de souligner que cette postulation « a été écartée deux fois sous couvert d’une fausse excuse ». La première fois en « 2013, la DIAF a en effet prétexté que le niveau de langue française de l’intéressée avait été un facteur déterminant alors qu’il s’avère qu’elle est bilingue. Surtout, en 2019, l’autorité intimée a adopté un comportement pour le moins contradictoire, arguant tout d’abord que le choix s’était porté sur une candidature dont les compétences répondaient davantage aux exigences du poste, pour ensuite soutenir que c’était la personnalité de la recourante, et sa participation au groupe de travail qui avaient été des éléments décisifs pour ne pas la sélectionner. La motivation - standardisée et insuffisante - de la décision attaquée, à laquelle s’ajoute l’attitude contradictoire de la DIAF, constituent également des indices de discrimination » (c. 6.1).

Si la participation de la recourante au groupe de travail chargé de réviser l’ordonnance sur la chasse a certes joué un rôle dans le refus d’embauche, ce motif ne permet « pas de reléguer à l’arrière-plan les nombreux indices de discrimination et circonstances évoqués ci-avant, appréciés dans leur ensemble ; cet élément ne peut pas constituer la seule raison objective du non-engagement de l’intéressée en 2019 » (c. 6.2).

Ainsi, le Tribunal conclut à l’existence d’une discrimination à l’embauche en raison du genre (c. 7.1), donnant droit à une indemnité fondée sur l’art. 5 al. 2 LEg. Plafonnée à trois mois de salaire selon l’art 5 al. 4 LEg, cette indemnité doit être calculée sur la base du traitement brut auquel aurait vraisemblablement eu droit la personne discriminée si elle avait été engagée. Afin d’établir ce montant, la rémunération dont bénéficie l’individu retenu pour le poste litigieux constitue un indice précieux (c. 7.2.1).

Le montant de l’indemnité pour refus d’embauche discriminatoire doit être fixé « compte tenu de toutes les circonstances » (art. 5 al. 2 LEg). En l’occurrence, eu égard en particulier au « climat sexiste régnant au sein du SFN, à tout le moins dans le secteur en charge du recrutement des gardes-faune, force est de reconnaître que la discrimination subie par la recourante présente une gravité certaine. Il est rappelé à cet égard qu’en plus des refus d’embauche donnés sous de faux prétextes en 2013 et 2019, l’intéressée a dû supporter, de part et d’autre et à plus d’une occasion, des commentaires dépréciatifs sur sa personne et son genre. En outre, il ne saurait être ignoré l’acharnement montré à son endroit allant croissant jusqu’à la postulation litigieuse de 2019, alors pourtant qu’il lui a été laissé croire, tout au long de ces années, qu’elle conservait ses chances d’être un jour engagée » (7.2.2).

Au regard de ces éléments, le Tribunal considère qu’il se justifie d’accorder une indemnité équivalant à deux mois de traitement. La travailleuse obtient donc gain de cause sur ce point. En revanche, le Tribunal ne la suit pas concernant la date à partir de laquelle l’intérêt moratoire de 5% est dû. Selon la Cour cantonale, le dies a quo est le 1er mars 2020, à savoir le jour où les rapports de services auraient pu être effectifs, compte tenu d’un éventuel délai de préavis qu’aurait eu à respecter la travailleuse avant son entrée en fonction (c. 7.2.2).

Par conséquent, le recours de la travailleuse est partiellement admis et la cause est renvoyée à la DIAF afin qu’elle chiffre les deux mois d’indemnité dus (c. 8.1).

Le principe de la gratuité de la procédure (art. 13 al. 5 LEg) s’applique concernant les frais judiciaires (c. 8.2).

Pour ce qui est des dépens, le Tribunal relève que la « recourante obtient gain de cause pour l’essentiel, l’admission partielle du recours ne tenant qu’au dies a quo des intérêts moratoires dus. Elle a ainsi droit à une indemnité de partie pleine et entière, à charge de l’Etat de Fribourg », dont le montant est fixé à CHF 12’357.40.- (c. 8.3).

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
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