leg.ch: jurisprudence | arret

GE 05.12.2023
attribution des tâches
congé maternité
licenciement discriminatoire

sujet

Discrimination dans l’attribution des tâches en lien avec la grossesse. Licenciement discriminatoire au retour du congé de maternité. Cumul d’indemnités.

LEg

art 3, art 5, art 6

procédure

28.09.2021 Échec de la tentative de conciliation, autorisation de procéder 25.10.2022 Jugement du Tribunal des prud’hommes (JTPH/328/2022) 05.12.2023 Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice (CAPH/127/2023)

résumé

De retour au bureau après une période d’incapacité de travail, une employée enceinte constate qu’on ne lui attribue plus les tâches habituelles. Seuls le scannage et le classement de factures lui sont désormais confiés. A la suite d’une seconde incapacité de travail puis d’un congé de maternité, la travailleuse se présente à nouveau au bureau. Le jour même, elle est licenciée et libérée de son obligation de travailler. Saisis de cette affaire, les tribunaux concluent à l’existence d’un licenciement discriminatoire en raison de la maternité. En outre, les juges constatent que la travailleuse a été atteinte dans sa personnalité et discriminée dans l’attribution des tâches durant sa grossesse. La travailleuse obtient pour cette raison une indemnité pour tort moral à hauteur de CHF 3’000.-, en sus d’une indemnité pour congé discriminatoire correspondant à 4.5 mois de salaire.

en fait

Depuis 2014, Mme T. travaille pour E. SA comme employée de bureau puis assistante au service des Achats. Le service est conduit par Mme I., responsable des achats et M. F., directeur. En janvier 2020, T. leur annonce qu’elle attend un enfant.

En mars 2020, l’ensemble du personnel, à l’exception du directeur, travaille depuis la maison en raison de la pandémie de Covid-19. Le 31 mars, l’ex-compagnon de T., souhaitant lui nuire, envoie aux collègues et responsables hiérarchiques de cette dernière un courriel contenant des commentaires négatifs à leur sujet, dont T. lui aurait fait part. Le courriel est transmis à T. par sa supérieure hiérarchique I.

T. suit le conseil de cette dernière et envoie un courriel d’excuses à ses collègues. Malgré cela, les relations entre T. et le reste de l’équipe se dégradent. Certains collègues acceptent ses excuses mais ne souhaitent plus communiquer avec elle sur les réseaux sociaux comme par le passé.

En raison de complications liées à sa grossesse, T. se trouve en incapacité de travail du 6 avril au 6 juin 2020. Durant cette période, au mois de mai, le directeur F. prie T. de resituer son ordinateur et son téléphone portables. La travailleuse craint alors de perdre son emploi. Pour pallier à son absence, le service Achats fait appel à une remplaçante, Mme J., dont le profil est qualifié de « polyvalent ». J. maîtrise notamment les contrats de sous-traitance, tâche que T. avait indiqué par le passé ne plus vouloir assumer.

Le lundi 8 juin 2020, T., enceinte, revient dans les locaux de E. SA, après avoir été déclarée apte au travail par son gynécologue. Elle est « installée dans un bureau fermé et adjacent à l’open space dans lequel elle travaillait habituellement avec ses collègues ». Sa hiérarchie lui confie alors « l’unique tâche de scanner et classer des factures en les vérifiant page par page » (let. I).

Selon la travailleuse, on « ne lui avait pas rendu son ordinateur ni les accès à sa session et à sa boîte de messagerie électronique et elle avait dû travailler sur l’ordinateur du bureau des factures. Elle avait contacté le responsable informatique qui lui avait indiqué qu’il s’agissait des instructions de F. A la suite de cet échange, elle avait finalement récupéré accès et session le jeudi suivant, mais il ne s’agissait pas des mêmes accès qu’au service des Achats et elle avait constaté que sa messagerie électronique avait été vidée de son contenu, sans qu’elle n’en ait été préalablement informée. Elle avait eu un entretien avec F. le vendredi matin et lui avait demandé si la tâche de scannage des factures était une punition consécutive au courriel de son ex-compagnon. Il lui avait répondu que cet email l’avait mis en colère, de même que les autres destinataires. Elle lui avait fait part de son désarroi et il lui avait répondu qu’elle n’avait pas à parler de la vie de la société chez elle. F. lui avait également indiqué que la suppression de ses accès informatiques résultait d’une erreur, car il ne pensait pas qu’elle reviendrait travailler avant son accouchement » (let. l.).

Les responsables hiérarchiques de T. indiquent l’avoir placée dans un bureau fermé, plutôt que dans l’open space, afin de la protéger du coronavirus et préserver sa santé fragile. Selon le directeur F., T. « l’avait prévenu qu’elle reviendrait travailler en juin 2020 quelques jours avant son retour. Il avait préparé son retour en tenant compte de son statut de personne vulnérable et du fait qu’elle revenait provisoirement, compte tenu de son accouchement en automne. Il pensait qu’elle pouvait subir un nouvel arrêt de travail vu la manière subite dont elle avait été arrêtée au mois de mars 2020, mais n’était pas au courant des antécédents médicaux liés à sa grossesse. Selon lui, le service avait besoin de continuité dans la gestion des affaires courantes, raison pour laquelle [T.] n’avait pas retrouvé ses tâches habituelles à son retour » (let. l.).

T. se trouve à nouveau en incapacité de travail dès le 15 juin et jusqu’à l’accouchement en septembre 2024.

« Par courriel du 23 novembre 2020, T. a contacté F. afin de savoir si elle récupérerait son poste d’assistante au service Achats au retour de son congé maternité prévu pour le 8 janvier 2021. Ce dernier lui a répondu le 2 décembre 2020 qu’il lui était difficile de lui répondre précisément, qu’elle ne retrouverait pas son poste exactement à l’identique et que la forte activité qui se présentait pour 2021 laissait entrevoir la possibilité de répartir le travail entre deux assistantes, répartition qui serait précisée à son retour » (let. n).

Le 8 janvier 2021, au terme de son congé de maternité, T. « s’est présentée sur son lieu de travail. Elle n’a toutefois pas pu entrer seule dans les locaux de la société, son empreinte digitale ne fonctionnant plus ». A la suite d’un entretien avec la direction, « intervenu immédiatement après son entrée dans les locaux », T. « a été licenciée pour le 31 mars 2021 avec libération de l’obligation de travailler. Lui a été remise en mains propres sa lettre de licenciement indiquant que le motif du licenciement résidait dans une réorganisation interne » (let. o).

La travailleuse s’oppose à son congé en temps utiles. Les rapports de travail prennent néanmoins fin le 30 juin 2021.

Après avoir déposé une requête de conciliation le 9 juillet 2021 puis obtenu une autorisation de procéder le 28 septembre suivant, T. assigne E. SA en paiement d’une somme correspondant à une indemnité pour licenciement discriminatoire s’élevant à CHF 36’600.- (6 mois de son salaire mensuel brut) et à une indemnité pour tort moral à hauteur de CHF 10’000.-. Elle demande également que son certificat de travail soit modifié de façon à supprimer le passage mentionnant le fait qu’elle avait été libérée de son obligation de travailler durant le délai de congé.

Par jugement du 25 octobre 2022, le Tribunal des prud’hommes retient l’existence d’un congé discriminatoire, octroie à T. une indemnité pour congé abusif de CHF 29’737.- (4.5 mois de salaire) avec intérêts à 5 % dès le 1er juillet 2021. En outre, il alloue à la travailleuse une indemnité pour tort moral de CHF 3’000.- avec intérêts à 5 % dès le 1er juillet 2021. Enfin, le Tribunal condamne l’ancienne employeuse de T. à lui remettre un nouveau certificat de travail. E. SA fait appel et sollicite l’annulation du jugement.

en droit

La Chambre des prud’hommes souligne que le « licenciement notifié à une travailleuse parce qu’elle est enceinte, parce qu’elle a émis le souhait de le devenir ou encore parce qu’elle est mère de jeunes enfants constitue une discrimination directe à raison du sexe » prohibée par l’art. 3 LEg (c. 2.4).

Elle rappelle ensuite l’allègement du fardeau de la preuve prévu par l’art. 6 LEg et constate que la façon dont cette règle a été appliquée par le Tribunal de première instance est exempte de toute critique (c. 2.5 à 2.7).

En effet, la travailleuse a été licenciée le jour de son retour de congé maternité le 8 janvier 2021, alors que son travail donnait satisfaction. Rien « ne permet de retenir que, sans sa grossesse, l’intimée aurait été mise en compétition avec sa remplaçante, de sorte que son poste de travail a bien été mis en danger » pour cette raison. Ainsi, le Tribunal a considéré à juste titre « que l’intimée avait rendu vraisemblable que le motif de son congé résidait dans sa grossesse ou sa maternité, ce qui engendrait la présomption de l’existence d’une discrimination et la charge à l’employeur d’apporter la preuve stricte du contraire. En appel, l’appelante fait valoir que le licenciement litigieux était justifié par la restructuration de l’ensemble de l’entreprise et par le fait que J. disposait de meilleures compétences et d’un profit plus polyvalent » (c. 2.7).

S’agissant du premier motif, le Tribunal de première instance a eu raison de retenir que la direction du service Achat, composé début 2021 « du même nombre d’employés occupant les mêmes fonctions que lors du départ de l’intimée en congé maladie », n’avait en réalité pas mené de restructuration, mais uniquement procédé au remplacement de T. par sa collègue.
« Quant au second motif invoqué par l’appelante, il sera, à l’instar des premiers juges, relevé qu’il ne suffit pas, selon la jurisprudence précitée, que l’employeuse démontre que la nouvelle titulaire du poste était objectivement plus compétente que l’employée licenciée. Il lui appartient d’établir que les prestations de cette dernière étaient devenues insuffisantes », ce que E. SA n’a pas réussi à faire (c. 2.7).

Ainsi, « l’appelante n’a pas réussi à démontrer l’existence d’un motif objectif justifiant le licenciement de l’intimée à son retour de congé maternité et n’a pas renversé la présomption de congé discriminatoire, de sorte que le congé doit être qualifié comme tel » (c. 2.7).

Le montant de l’indemnité pour licenciement discriminatoire (4.5 mois de salaire sur la base de l’art. 5 al. 2 LEg) n’étant pas remis en cause, il est confirmé (c. 2.8).

En vertu de la réserve figurant à l’art. 5 al. 5 LEg, cette somme peut être cumulée à une indemnité pour tort moral (art. 49 CO) destinée à réparer le préjudice causé par une discrimination dans l’attribution des tâches au sens de l’art. 3 LEg ou d’autres atteintes à la personnalité interdites par l’art. 328 CO (c. 3.3 et 3.5).

En lien avec cette disposition, la Chambre des prud’hommes précise : « Quand bien même des comportements ne peuvent être qualifiés juridiquement de « mobbing », car, par exemple, lesdits comportements ne cherchaient pas nécessairement à isoler et exclure un employé en particulier, ceux-ci peuvent néanmoins constituer des atteintes à la personnalité, réprimées par les art. 97 et 328 CO et le Tribunal peut allouer une indemnité de ce chef » (c. 3.4).

En l’occurrence, les responsables hiérarchiques de T., en particulier le directeur F., n’ont pris aucune mesure pour remédier aux tensions survenues au sein du service Achats à la suite de l’envoi, par l’ex-compagnon de T., du courriel relatant ses critiques vis-à-vis de l’équipe (c. 3.6).

Par ailleurs, bien que justifié par un but de protection de la santé, le déplacement de T. dans un bureau fermé a nécessairement contribué au sentiment d’exclusion ressenti par cette dernière « au vu de l’ensemble de la situation, notamment de l’éloignement relationnel avec ses collègues et de l’absence de téléphone et d’accès informatique » (c. 3.6).

S’agissant de la suppression de l’accès informatique et du contenu de la boîte email, la Cour relève que cette « démarche à l’égard d’une employée en congé maladie en raison d’une grossesse et dont la date du retour après son congé maternité était approximativement déterminable apparaît peu compréhensible et ne s’explique pas par la volonté de sauvegarder la sécurité et la confidentialité des données de la société, mais bien par la volonté de supprimer le profil utilisateur de l’ancienne employée. Rien ne permet, par ailleurs, de retenir que cette procédure aurait été appliquée aux absences pour cause de grossesse/maternité des autres employées de la société ou du service Achats, en particulier à I. » (c. 3.6).

En outre, selon la Cour cantonale, le fait de confier à une travailleuse enceinte la seule tâche de scanner et classer des factures au motif que l’employée repartirait rapidement en congé de maternité, « constitue une discrimination manifeste dans l’attribution des tâches, prohibée par la LEg » (c. 3.6).

A l’instar du Tribunal, la Chambre des prud’hommes est d’avis que cet ensemble de circonstances constitue une atteinte importante à la personnalité justifiant l’octroi d’une indemnité pour tort moral.

Le montant de cette indemnité (CHF 3’000.-) n’étant pas contesté, il est confirmé.

La Cour confirme aussi le raisonnement du Tribunal concernant le certificat de travail (art. 330a CO), dont il sied de supprimer le passage relatif à la libération de travailler, la mention de cette circonstance n’étant pas de nature à favoriser l’avenir économique de la travailleuse (c. 4).

La Chambre des prud’hommes confirme ainsi en tous points le jugement de première instance (c. 5).

La procédure d’appel ne donne lieu ni à la perception de frais judiciaires ni à l’allocation de dépens (c. 6). Ainsi la travailleuse obtient les indemnités demandées mais ne reçoit de la part de son ancienne employeuse aucune contribution aux frais d’avocat.

Résumé par Mme Karine Lempen, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de Genève
s'abonner au flux rss s'abonner à la newsletter archives des newsletters
retour vers le haut de la page
2010 | binocle.ch